Quand Le Travail Éloigne Plutôt Qu’il Ne Rapproche
Un ami d’hier, happé par la productivité d’aujourd’hui. À travers son histoire, j’interroge la mienne – et peut-être aussi la vôtre.
Il y a des prénoms qui restent en suspens, quelque part entre les gorges et les souvenirs. Le sien, je ne l’ai pas prononcé depuis quatorze ans. Pas par colère. Pas même par oubli. Plutôt par délicatesse, comme on évite d’effleurer une plaie trop fine, refermée sans vraiment guérir.
Il s’appelait François. Il avait ce rire qui ouvrait les fenêtres. On s’était connus jeunes, étudiants, lui en architecture et moi en droit, avec cette énergie élastique des débuts de vie, celle qui fait croire que tout est possible, surtout l’amitié à jamais. Puis il s’est mis à travailler. Beaucoup. Trop. Et j’ai cessé de le reconnaître.
Ce n’est pas la géographie qui nous a séparés. C’est son agenda.
Le Souvenir D’un Autre Lui : Lumineux, Curieux, Vivant
François, avant, c’était l’homme qui posait mille questions. À table, en balade, dans les files d’attente – toujours curieux, toujours présent. Il avait cette faculté rare de rendre l’instant dense. Il captait les gens, les atmosphères, les silences.
On pouvait parler des heures de cinéma iranien, de migration des oiseaux ou de recettes à base de patate douce. Il lisait beaucoup, aimait les rituels simples, avait un faible pour les cabanons isolés et les cafés au bord de rien.
Et puis un jour, quelque chose s’est déplacé. Il a commencé à dire : « Je n’ai pas le temps ». Et cette phrase est devenue une rengaine. Un mur.
Le Glissement Silencieux : Quand La Passion Devient Prison
Je n’ai pas vu le piège se refermer. Lui non plus, sans doute. Ce genre d’addiction se faufile avec les meilleures intentions : le goût du travail bien fait, le besoin de reconnaissance, le plaisir d’être utile.
Mais peu à peu, François a cessé de répondre aux messages autrement que par des « On se cale ça bientôt ? ». Il est devenu flou. Physiquement présent, émotionnellement absent. Fatigué, mais fier. Toujours à jongler entre deux visios, deux trains, deux urgences.
Le workaholisme, ce n’est pas qu’une question d’heures. C’est un désinvestissement progressif de tout ce qui ne produit pas. Les émotions mises en veille. La joie, diluée. Le corps qui crie sans être écouté.
L’addiction Socialement Encouragée : L’illusion Du Mérite
Ce qui rend cette forme de dépendance si perverse, c’est qu’elle est célébrée. François n’a jamais été applaudi aussi fort que lorsqu’il s’oubliait dans ses projets. La société l’encourageait : *« Quel bosseur ! Quel exemple ! »*
Wayne Oates, le psychologue qui a inventé le mot « workaholic » dans les années 70, parlait d’un « besoin incontrôlable de travailler sans cesse, qui nuit à la santé, à l’intimité, et à l’équilibre ». Et pourtant, aujourd’hui encore, combien d’entreprises font de la surcharge un badge d’honneur ?
Le burn-out est devenu un mot familier. Mais tant qu’il ne s’affiche pas en arrêt maladie, il reste invisible, voire enviable. Une réussite qui sent la sueur.
Et Moi Dans Tout Ça ? Ce Que Ça M’a Appris
Nous ne vivons plus sur la même horloge. Lui court après les heures, les cale dans des tableaux Excel, les fractionne en micro-objectifs, jusqu’à l’épuisement. Douze heures par jour, six jours sur sept.
Moi, j’ai choisi de travailler 28 heures par semaine, sur quatre jours. Pas parce que je peux me le permettre, mais parce que j’ai décidé que je ne pouvais plus « ne pas » me le permettre.
Ce n’est pas un luxe, c’est une résistance. Une façon de dire non à la vitesse, au bruit, à cette confusion entre être et produire. Pendant qu’il empile les réunions et les livrables, je fais du pain, j’écoute le silence, je prends le temps de m’ennuyer. Ce n’est pas toujours simple. Je doute, souvent. Mais je respire.
Lui mesure sa valeur à sa capacité à tenir, moi j’apprends à mesurer la mienne à ma capacité à m’arrêter.
Deux trajectoires, deux rapports au monde. Ni meilleure, ni pire. Mais la mienne m’apprend la lenteur, et la lenteur m’apprend la vie.
C’est lui qui m’a appris ça, sans le savoir. C’est lui, en se perdant, qui m’a montré où tracer mes limites.
Ce Que Je Lui Dirais, S’il M’écoutait
Peut-être que tu ne lis plus ce genre de textes, François. Trop long, pas optimisé. Pas efficace.
Mais si jamais tu passais par là, entre deux visios, je voudrais te dire : je pense à toi. Pas avec rancune. Avec tendresse. Avec inquiétude, aussi.
Tu étais beau, quand tu respirais. Tu l’es sans doute encore, derrière la fatigue.
J’espère que tu te souviens comment on fait pour ne rien faire. Pour parler pour rien. Pour exister sans but.
Et vous, qui me lisez, où placez-vous le curseur entre ambition et oubli de soi ?







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