Les petits billets de Letizia

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Je ne peux rien enseigner à personne, Je ne peux que les faire réfléchir. (Socrate 470/399 A.JC)

Espaces « No Kids » : La Douceur Du Tumulte

 Et Si Le Calme Ne Résidait Pas Dans Le Silence, Mais Dans Le Lien ?

C’était un dimanche matin. Je m’étais installée seule à la terrasse d’un petit café de quartier, entre deux rendez-vous, avec ce besoin pressant de silence que seuls les bruits feutrés d’une ville encore endormie peuvent offrir. Mon café fumait doucement. Les chaises crissaient sur le carrelage irrégulier. Une brise légère soulevait les pages du livre que j’avais à peine ouvert. Et puis, d’un coup, des éclats de rire. Trois enfants déboulant sur la place en courant, poursuivis par un ballon trop gonflé. Leur mère tentait de les canaliser, un peu confuse, un peu lasse aussi. J’ai ressenti cette contraction familière, ce tiraillement intérieur entre la tendresse que m’inspirait la scène et une lassitude sourde. J’étais venue chercher la paix. Je trouvais la vie.

Je me suis surprise à détourner les yeux, à espérer une accalmie. Et puis la gêne m’a gagnée. Pas celle causée par les enfants, mais celle d’éprouver cette envie fugace de distance. Une pensée s’est imposée, presque malgré moi : « Et si cet endroit était réservé aux adultes ? » Comme si le calme ne pouvait exister qu’en leur absence. Comme si l’enfance était incompatible avec la sérénité.

Je me suis alors demandé d’où venait ce désir, à peine formulé, d’espaces sans enfants. Était-ce un simple besoin de repos dans un monde toujours plus bruyant ? Ou bien une forme de rejet inconscient, une volonté de séparer ce qui dérange de ce qui rassure ? Ce moment de trouble m’a plongée dans un questionnement plus large, bien au-delà du tumulte d’un dimanche matin.

Ces dernières années, la tendance du « no kids allowed » a émergé un peu partout. Restaurants, hôtels, plages ou vols « réservés aux adultes » fleurissent, justifiés par la quête de tranquillité, le droit à un moment « à soi ». Des espaces délibérément exclusifs, porteurs d’une promesse : celle de ne pas être dérangé·e. Et au fond, qui ne rêve pas parfois d’un havre sans cris ni sollicitations ? Pourtant, cette logique me trouble. Car derrière l’aspiration légitime au calme, se glisse souvent un discours plus implicite : celui qui classe, qui trie, qui exclut.

Pour le sociologue Clément Rivière, auteur de « Leurs enfants dans la ville » (Presses universitaires de Lyon, 2021), on observe que cette mise à l’écart de l’enfance dans l’espace public est un phénomène croissant. Elle s’inscrit dans une tendance plus large à l’aseptisation des lieux de vie, à la marchandisation du silence. Le calme devient un produit, et l’enfance, un dérangement.

Je n’ignore pas que vivre avec les autres, et en particulier avec des enfants, suppose un effort. J’ai moi-même souvent besoin de repli, de silence, d’un monde où les gestes sont mesurés, les voix douces. Mais je m’interroge : pourquoi le bruit d’un enfant nous irrite-t-il plus vite que celui d’un scooter ou d’un marteau-piqueur ? Pourquoi la spontanéité infantile est-elle perçue comme un problème à gérer plutôt qu’une réalité à accueillir ?

C’est peut-être parce que notre société valorise un modèle d’adulte rationnel, maîtrisé, efficace. Dans ce cadre, l’enfant dérange. Il déborde. Il échappe aux codes. Et à travers lui, c’est une partie de nous que nous préférons oublier : celle qui ne se contrôle pas, qui questionne, qui vit pleinement. L’adultisme, cette hiérarchisation implicite qui accorde plus de valeur aux besoins des adultes qu’à ceux des enfants, agit souvent de manière invisible. Et c’est précisément cette invisibilité qui le rend pernicieux.

Je ne plaide pas pour une acceptation naïve de tout comportement. Il ne s’agit pas de dire que tout est permis sous prétexte d’enfance. Mais plutôt d’inventer des espaces où le respect se cultive des deux côtés. Où l’on n’impose pas le silence par l’absence, mais où l’on apprend à composer avec la diversité des rythmes de vie. Un vivre-ensemble plus ajusté, plus attentif, plus intelligent.

Je rêve de lieux modulables. D’un café où l’on pourrait choisir entre un coin paisible pour lire et un autre, un peu plus animé, pensé pour les familles. D’une bibliothèque où les enfants ont leur espace, mais pas relégué au sous-sol. D’un parc avec des bancs ombragés pour les personnes âgées, des zones de jeux pour les enfants, et entre les deux, des lieux de croisement, de conversation, d’échange. Ces lieux existent déjà par fragments, mais trop souvent ils sont mal conçus, ou pensés sans réelle médiation.

Ce dont nous manquons, ce n’est pas d’espace, mais d’imagination collective. Nous savons créer des systèmes sophistiqués pour réguler le bruit en milieu professionnel, mais trop rarement nous investissons dans l’éducation au respect mutuel dans l’espace commun. Pourtant, il y a là une ressource précieuse : la capacité à faire cohabiter les besoins sans les opposer.

Alors je reviens à cette matinée. À ces rires qui avaient remplacé le silence. À ce livre refermé, et à cette sensation étrange, entre agacement et gratitude. Car au fond, ces enfants m’avaient rappelé quelque chose d’essentiel : la vie n’attend pas qu’on lui fasse de la place, elle surgit, elle s’impose, et c’est bien ainsi. Le calme, le vrai, ne vient peut-être pas de l’absence de bruit, mais de notre manière de l’habiter.

Et vous, de quel monde rêvez-vous vraiment ? D’un monde où l’on se sépare pour mieux respirer ? Ou d’un monde où l’on apprend à respirer ensemble, à notre rythme, chacun·e avec sa propre musique ?

 


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