Et Si Voyager Redevenait Un Geste Habité, Plutôt Qu’un Consommable Universel ?
Je me souviens du jour où, au cœur de l’été, j’ai tenté d’atteindre le sommet du Mont Saint-Michel. Il faisait chaud, la marée s’était retirée, et la foule dense formait une file ininterrompue sur les pavés luisants. Une langue humaine fluide, compacte, irriguant les ruelles étroites d’un lieu dont la majesté médiévale semblait, elle aussi, suffoquer. J’ai senti une gêne étrange, presque physique : celle d’un lieu sacré transformé en décor de consommation rapide, où l’on ne sait plus très bien si l’on regarde ou si l’on est regardé·e. Ce malaise m’a poursuivie longtemps. Il a resurgi à Lisbonne, devant les tuk-tuk klaxonnant dans les rues d’Alfama, à Naples quand les habitants barricadent leurs portails pour préserver un peu de silence, ou encore à Calvi, où les plages bondées effacent peu à peu la mémoire des habitant·e·s à l’année. Ce que je ressentais alors n’était pas seulement une saturation physique, mais un désaccord plus profond : celui d’un système qui, sous couvert d’ouverture au monde, participe à une forme d’extractivisme globalisé.
Ce modèle touristique, hérité de la modernité occidentale et dopé par la mondialisation, repose sur des logiques de flux, de rentabilité et de désir standardisé. Il transforme les lieux en destinations, les habitant·e·s en prestataires, les cultures en décors. Derrière la promesse d’évasion se cache souvent une dynamique de dépossession. À Barcelone, des milliers de résident·e·s ont été chassé·e·s de leurs quartiers par la spéculation liée aux locations de courte durée. À Dubrovnik, des quotas ont dû être instaurés pour limiter les entrées dans la vieille ville, après que les bateaux de croisière ont asphyxié le port et les ruelles. En Corse, les plages de Palombaggia ou de Saleccia, submergées en haute saison, voient leur biodiversité fragilisée par le piétinement massif, tandis que les habitant·e·s de Bonifacio ou de Porto-Vecchio dénoncent une économie saisonnière déconnectée de leurs besoins réels. Derrière l’image d’Épinal de l’île de Beauté, des tensions couvent, entre valorisation du patrimoine naturel et marchandisation de chaque crique, chaque sentier, chaque maison de village transformée en résidence secondaire.
Face à ces constats, il est facile de céder à la lassitude ou au repli. Mais d’autres voies existent, plus lentes, plus attentives, plus fécondes. Cela commence souvent par un déplacement intérieur, celui de notre propre posture de voyageur·se. Voyager autrement ne signifie pas renoncer, mais choisir. Choisir d’aller moins loin, moins souvent, mais mieux. S’interroger sur la saison, sur l’impact de notre hébergement, sur les formes d’échange possibles. Lors d’un séjour dans les Cévennes, j’ai logé chez un couple d’apiculteurs et apicultrices qui proposaient des randonnées commentées sur les écosystèmes locaux. J’y ai retrouvé ce sentiment de relation, de réciprocité, qui fait qu’un territoire devient habitable, même brièvement. Ce type d’accueil existe aussi en Corse, à l’écart des circuits saturés : des fermes-auberges, des sentiers balisés par des associations locales, des villages de l’intérieur qui résistent à l’exode grâce à un tourisme discret, mais durable. En rendant visibles ces alternatives, en les choisissant consciemment, on contribue à leur viabilité.
Le deuxième levier réside dans une autre répartition des flux. Pourquoi toujours aller là où tout le monde va, au même moment ? Cette question, que je me pose désormais systématiquement, m’a menée vers des territoires moins connus, mais d’une richesse insoupçonnée. En Auvergne, en Lozère, ou dans la Castagniccia corse, j’ai découvert des initiatives portées par des collectifs d’habitant·e·s, désireux et désireuses de partager leur patrimoine sans se faire déposséder. Ces lieux, parce qu’ils sont moins balisés, invitent à une forme d’attention accrue, à une disponibilité différente. Déjouer l’effet « Instagram », refuser les « incontournables », ce n’est pas mépriser les beautés reconnues, mais ouvrir l’espace du désir touristique à d’autres formes de narration. En Corse encore, la fréquentation estivale de la côte masque souvent les potentialités du centre : le Niolu, les villages de l’Alta Rocca ou de la Castagniccia proposent des expériences sensibles et ancrées, loin de l’imaginaire balnéaire qui sature l’île en juillet-août.
Mais pour que ces changements prennent corps au-delà des initiatives individuelles, une régulation collective est nécessaire. Cela ne signifie pas interdire ou restreindre arbitrairement, mais créer les conditions d’un tourisme soutenable. Certaines municipalités commencent à s’emparer du sujet. Amsterdam a limité les locations de courte durée, Venise expérimente une taxe d’entrée, Barcelone refuse les extensions hôtelières. En Corse, le Collectif pour une Corse Vivante milite pour un droit au logement pour les résident·e·s permanent·e·s, face à la prolifération des résidences secondaires. La Collectivité de Corse a amorcé une réflexion sur une régulation des flux, notamment en restreignant l’accès motorisé à certaines plages ou en développant les mobilités douces. Ces choix peuvent sembler contraignants, mais ils sont surtout protecteurs. Réguler, c’est poser un cadre, une vision, une éthique du commun.
Ces trois leviers – individuel, territorial, structurel – ne doivent pas s’opposer, mais s’articuler. Une conscience éclairée du voyageur ou de la voyageuse n’est efficace que si elle s’inscrit dans un tissu territorial vivant, lui-même soutenu par des politiques publiques cohérentes. Ce n’est qu’en tissant ces niveaux d’action que l’on pourra sortir de la logique extractive pour entrer dans une dynamique de soin, de mutualisation, de justice. Cela suppose une vision d’ensemble, qui refuse les réponses morales culpabilisantes autant que les logiques libérales débridées. Un tourisme transformé n’est pas un tourisme triste ou limité, c’est un tourisme qui redonne du sens, qui relie les corps, les lieux et les histoires.
À chacun·e d’entre nous de se situer. Comme voyageur·se, en choisissant avec attention. Comme professionnel·le, en portant une offre alignée avec les valeurs du vivant. Comme élu·e, en soutenant les politiques de régulation. Comme habitant·e, en défendant la capacité d’accueil sans renoncer à la qualité de vie. Comme créateur·rice de contenu, en valorisant les initiatives locales, en racontant autrement les territoires. Il ne s’agit pas de dresser un code de bonne conduite, mais de réinventer une manière d’habiter le monde – même temporairement – qui ne fasse pas de notre passage une pression, mais une présence.







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