Quand Le Discours Populaire Sert Une Logique Inégalitaire
Depuis plusieurs années, le Rassemblement National opère une mutation stratégique aussi subtile que déterminante. Derrière une rhétorique attachée à la défense du « petit peuple », se dessine une orientation économique qui bénéficie clairement aux plus favorisé·e·s. Ce virage, amorcé sous Marine Le Pen et amplifié par Jordan Bardella, interroge profondément notre rapport à l’égalité, à la redistribution et à la justice sociale.
Le Rassemblement National s’est engagé dans une recomposition idéologique, passant d’un positionnement social-populiste à une vision plus libérale sur le plan économique. Cette inflexion prend tout son sens avec la transformation de l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) en impôt sur la seule fortune financière dès 2022, un choix qui exonère les résidences principales et favorise objectivement les détenteurs et détentrices de patrimoine immobilier. En parallèle, les promesses d’allègement fiscal ciblent prioritairement les jeunes actifs et les entrepreneurs et entrepreneuses, tandis que les baisses de TVA sur les carburants ou l’électricité, bien qu’appréciables à court terme, ne compensent pas l’absence de revalorisation du SMIC ni l’indexation des salaires sur l’inflation.
Les travaux d’Elvire Guillaud et Raul Sampognaro pour Alternatives économiques démontrent un transfert net de 3 milliards d’euros prélevés aux 30 % les plus modestes vers 5 milliards redistribués aux plus riches ([Source]). Un déséquilibre qui, malgré sa froide rationalité chiffrée, peine à percer dans le débat public tant le discours du RN s’ancre habilement dans une logique de proximité culturelle et nationale.
Ce repositionnement stratégique vise à rassurer les élites économiques, tout en maintenant une base électorale populaire grâce à des messages identitaires, sécuritaires et émotionnels. Le paradoxe est profond : une posture de « défense du peuple » sert un programme qui favorise les privilégié·e·s. À moyen terme, cette dynamique pourrait aggraver les fractures sociales, accroître les inégalités et déstabiliser les services publics déjà sous tension.
Parmi les signaux révélateurs, les tensions internes au sein du RN entre les partisan·e·s d’un populisme social et celles et ceux d’un libéralisme assumé méritent attention. On perçoit également des premiers signes de désillusion chez les électeurs et électrices populaires, notamment autour des promesses non tenues sur le pouvoir d’achat. La vraie épreuve de vérité viendra sans doute d’un éventuel accès au pouvoir national, qui mettrait à nu les contradictions structurelles du projet.
Le RN développe une narration puissante, claire, accessible : « défendre les Français face aux élites ». Une rhétorique qui séduit, d’autant qu’elle s’appuie sur des mesures à première vue simples : baisse d’impôts, fin des privilèges supposés, soutien aux petites entreprises. Mais les failles sont nombreuses. L’absence de financement pérenne, le flou sur les effets à long terme des baisses fiscales, et une présentation biaisée des bénéficiaires – qui ne sont souvent pas les classes moyennes, mais les plus riches – constituent autant de points faibles dans la crédibilité économique du RN.
Les critiques, notamment celles de la Fondation Jean-Jaurès et de Thomas Piketty sur Mediapart, soulignent le risque de voir se renforcer un modèle de société où la solidarité cède la place à l’individualisme fiscal et où l’État social est méthodiquement démantelé sous couvert de rationalisation budgétaire.
Le scénario que dessine cette évolution n’est pas sans risques. On y voit poindre une société fragmentée, plus injuste, marquée par une défiance généralisée envers les institutions et une intensification des tensions sociales. Mais le RN, de son côté, pourrait tirer parti de cette recomposition en séduisant les milieux économiques, en rassurant les diplomaties étrangères sur sa « normalisation », et en consolidant son contrôle narratif autour des thèmes du mérite, de l’ordre et de la souveraineté.
Face à cela, une réponse stratégique est indispensable. Pour les forces progressistes, il est crucial de mettre à jour les effets réels du programme du RN, en opposant à ses promesses immédiates une vision de long terme, centrée sur la justice fiscale, la dignité du travail, l’accès universel aux services publics. Il faut construire un contre-récit exigeant mais accessible, appuyé sur des faits, des chiffres, des vécus. Les institutions européennes et les acteurs et actrices de la société civile ont également un rôle essentiel à jouer : renforcer la pédagogie économique, alerter sur les écarts entre promesses et réalisations, et surtout préserver l’ancrage démocratique, solidaire et social du projet européen.
À la croisée des discours et des actes, ce débat dépasse largement la seule question électorale. Il interroge notre manière de faire société, de partager les richesses, de construire une nation solidaire et durable.







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