Les petits billets de Letizia

Comment Redonner Corps À Une Notion Vidée De Sa Force

Le terme « vivre-ensemble » est aujourd’hui omniprésent dans le discours politique et médiatique. Il résonne comme une promesse de tolérance et de respect mutuel, un idéal que nul·le n’oserait remettre en cause. Pourtant, plus je l’entends, plus je m’interroge. Cette formule, séduisante à première vue, ne risque-t-elle pas de masquer les fractures sociales et d’éclipser l’engagement citoyen qui devrait être au cœur de notre vie collective ?

Il est frappant de constater combien le « vivre-ensemble » a été réduit à une morale privée. On attend des citoyen·ne·s qu’iels soient respectueux et respectueuses, tolérant·e·s, paisibles, mais rarement qu’iels soient acteurs et actrices de changements concrets. Être citoyenne ne se résumerait plus à agir dans la cité, mais à afficher une posture de conformité. En valorisant l’harmonie au détriment de la conflictualité, cette rhétorique contribue à dépolitiser les individus, à les détourner des véritables luttes collectives.

Je repense ici à une idée forte de Pierre Rosanvallon : « La démocratie est moins l’absence de conflit que la capacité à l’instituer et à le réguler ». En neutralisant la confrontation des idées, le « vivre-ensemble » devient paradoxalement un frein à la vitalité démocratique. Ce qui est présenté comme une vertu peut ainsi se transformer en instrument de contrôle social, où l’on préfère discipliner les comportements plutôt que de discuter des inégalités, de la justice sociale ou de la répartition des ressources.

Dans les faits, l’usage politique du « vivre-ensemble » s’accompagne rarement de mesures structurelles. On en appelle à la cohésion au moment des crises, on multiplie les discours sur l’unité, mais les politiques publiques peinent à enrayer les discriminations, la ségrégation scolaire ou la fracture territoriale. Cet écart entre la parole et les actes est particulièrement visible dans les quartiers populaires, où l’on parle d’égalité républicaine tout en réduisant les services publics essentiels. Là, le slogan apparaît pour ce qu’il est : une promesse non tenue.

Face à cette vacuité, je crois qu’il est urgent de redonner au « vivre-ensemble » une dimension politique. Cela suppose de l’arrimer à des combats concrets : contre les discriminations persistantes, pour l’égalité réelle entre femmes et hommes, pour une transition écologique juste et inclusive. Il ne s’agit pas de rejeter l’idée de respect mutuel, mais de la compléter par une exigence d’action et de transformation.

Je suis convaincue que le véritable « vivre-ensemble » ne peut se limiter à la juxtaposition d’individus pacifiés. Il doit devenir une dynamique collective où la diversité n’est pas seulement tolérée mais valorisée comme une richesse, où les citoyen·ne·s participent réellement aux décisions qui les concernent. C’est dans la confrontation des voix et dans l’expérience partagée de la démocratie que cette notion pourra retrouver sa force.

Ainsi, repenser le « vivre-ensemble », c’est accepter qu’il ne soit pas seulement un idéal moral, mais un horizon politique. Cela implique de redonner aux citoyen·ne·s des espaces de débat, des moyens d’action et une capacité à peser sur les choix collectifs. En ouvrant cette réflexion, je souhaite inviter chacun·e à questionner son propre rapport à cette notion, à dépasser les slogans pour renouer avec une citoyenneté active et exigeante.

Le sujet est trop important pour être abandonné aux incantations. Redonner chair au « vivre-ensemble », c’est travailler à une société plus juste, plus démocratique et véritablement inclusive. Et c’est ensemble, dans la pluralité de nos expériences et de nos voix, que nous pourrons y parvenir.