Repenser La Recherche À L’Épreuve Des Limites Planétaires
Lorsque j’observe notre époque, je sens grandir en moi une exigence de lucidité. Nous vivons dans un monde où les limites planétaires ne sont plus une abstraction scientifique mais une réalité tangible. Plusieurs seuils ont déjà été franchis : climat, biodiversité, eau douce. Face à ce constat, je ne peux m’empêcher de m’interroger : quel rôle joue la recherche scientifique, elle qui devrait éclairer notre chemin, dans l’aggravation ou la résolution de cette crise ?
La recherche est trop souvent entraînée par une logique de productivisme. L’injonction du « publish or perish » a transformé le métier de chercheur·e en course effrénée vers la visibilité, parfois au détriment de la profondeur et de l’intégrité. Je l’ai vu autour de moi : les indicateurs quantitatifs pèsent lourd, la qualité se dilue dans le volume, et la science devient un outil de compétitivité économique plus qu’une quête de sens partagé. Cette dérive participe à la déconnexion entre l’innovation technologique et les besoins réels de nos sociétés.
Je crois profondément que cette logique met en danger non seulement la robustesse des savoirs, mais aussi la dignité de celles et ceux qui les produisent. Les chercheur·e·s vivent sous pression, entre précarité, course aux financements et manque de reconnaissance. À cela s’ajoute une nouvelle forme d’angoisse : l’éco-anxiété, née de la conscience aiguë de participer, malgré soi, à un système qui nourrit la crise qu’il prétend résoudre.
Pourtant, je perçois aussi des alternatives inspirantes. En France, des collectifs comme Labos 1point5 proposent des outils pour mesurer et réduire l’empreinte carbone des laboratoires. À Grenoble, des équipes ont volontairement limité leurs achats et leurs consommations pour aligner leur travail sur les impératifs écologiques. Ces expériences démontrent que la « décroiscience » n’est pas une utopie stérile mais une pratique déjà en germe. Philippe Bihouix parle de l’importance des technologies sobres, réparables et durables. Ces pistes dessinent un chemin où la recherche reprend le temps long, où l’on privilégie le « moins mais mieux ».
Dans le débat public, certain·e·s plaident encore pour une croissance verte, misant sur des innovations radicales capables de concilier économie et écologie. Mais à mes yeux, la décroiscience pose une question fondamentale : pouvons-nous continuer à innover sans regarder les ressources qu’exigent ces technologies, ni les déchets qu’elles génèrent ? L’expérience nous apprend que chaque saut technologique entraîne son lot de dépendances matérielles et de fragilités nouvelles. Ce dilemme doit être abordé avec transparence, en évaluant la pertinence de chaque projet à l’aune de ses effets sociaux et environnementaux.
Je me retrouve ici dans les mots de Bruno Latour : « Nous ne sommes pas à l’intérieur de la nature, nous sommes dedans, avec elle ». Cette vision invite à redéfinir nos priorités : développer des sciences qui prennent soin plutôt que des sciences qui exploitent. Cela implique une réorientation des financements publics, un changement profond dans l’évaluation académique, et une reconnaissance du caractère politique et éthique de toute recherche.
J’aspire à une science humble, sobre et tournée vers le bien commun. Une science qui ne se contente pas de repousser les frontières technologiques mais qui nous aide à habiter la Terre sans l’épuiser. Une science qui redonne sens et dignité à celles et ceux qui la font vivre. La décroiscience, loin d’être un renoncement, peut être l’occasion d’un recentrage vital. Elle nous oblige à choisir : voulons-nous continuer à courir vers un horizon sans limites, ou préférons-nous inventer ensemble des savoirs qui respectent nos fragilités et renforcent notre justice collective ?
Références utilisées
– Nicolas Chevassus-au-Louis, Décroiscience, 22 août 2025.
– Ministère de la Transition écologique, Limites planétaires, 20 novembre 2023.
– IPCC, AR6 Synthesis Report, 20 mars 2023.
– CNRS, Plan développement durable 2025-2027, mars 2025.
– Collectif Labos 1point5, Outils et ressources pour une science sobre, 2021-2024.
– Philippe Bihouix, L’Âge des low-tech, 2014.
– Bruno Latour, Où atterrir ?, 2017.








Laisser un commentaire