Tous présumes coupables ?
Une Réflexion Sur L’Équilibre Entre Sécurité Et Libertés
La volonté de protéger les enfants contre les violences sexuelles est l’une des causes les plus légitimes qui soient. Personne ne conteste l’urgence de lutter contre la prolifération de contenus pédopornographiques. Mais la proposition européenne dite « Chat Control » – qui prévoit de scanner automatiquement les messages privés, y compris chiffrés, à l’aide de technologies de détection automatisée – soulève une question vertigineuse : à quel prix voulons-nous défendre nos valeurs ?
La promesse affichée est simple : repérer et signaler rapidement les contenus criminels pour sauver des vies. Pourtant, les moyens envisagés reposent sur un procédé technique redoutablement intrusif : l’analyse dite « côté client », qui consiste à inspecter nos communications avant même leur envoi. Derrière l’argument protecteur, se profile une surveillance de masse où chacun·e pourrait voir ses échanges les plus intimes scrutés par un logiciel. Le chiffrement de bout en bout, pourtant garant de notre sécurité numérique, se verrait contourné, affaiblissant la confiance des citoyen·ne·s dans les outils numériques.
Les experts en sécurité alertent déjà sur l’inefficacité probable de cette solution. Les systèmes de détection automatisée produisent des erreurs : des « faux positifs » qui pourraient incriminer injustement des utilisateurs ordinaires, et des « faux négatifs » laissant passer des contenus criminels. Des études indépendantes démontrent en outre que ces technologies peuvent être contournées par des individus malveillants, réduisant ainsi leur efficacité réelle. Comme le rappelle le cryptographe Hal Abelson : « Introduire des portes dérobées pour surveiller des conversations chiffrées revient à fragiliser l’ensemble du système, au détriment de toutes et tous ».
Au-delà de la technique, c’est la logique démocratique elle-même qui est en jeu. Accepter une telle infrastructure de surveillance, même au nom d’une cause juste, c’est ouvrir la voie à son extension à d’autres contenus : terrorisme, discours politiques jugés « radicaux », voire simples échanges privés considérés suspects par un pouvoir futur. Une banalisation progressive de la surveillance transformerait l’exception en norme, au risque de réduire l’espace de liberté qui fonde l’Union européenne.
Face à cela, des voix citoyennes et associatives s’élèvent. Des collectifs, des ONG et des expert·e·s rappellent qu’il est possible de protéger les enfants sans sacrifier les droits fondamentaux : renforcer les moyens d’enquête judiciaire ciblée, investir dans la prévention et l’éducation, améliorer les dispositifs de signalement, et soutenir les victimes. Ce sont des pistes concrètes, proportionnées et compatibles avec les valeurs démocratiques.
Il ne s’agit pas de choisir entre la protection des enfants et la protection de la vie privée. Il s’agit d’affirmer que l’une ne doit pas être instrumentalisée contre l’autre. Le combat pour l’innocence des enfants doit rester inséparable de celui pour les libertés individuelles. Céder au réflexe sécuritaire le plus radical ne serait pas un acte de courage, mais une dangereuse abdication démocratique.
Références principales :
– Proposition de règlement de la Commission européenne, 11 mai 2022
– Avis conjoint du Comité européen de la protection des données et du Contrôleur européen, 28 juillet 2022
– Rapport « Bugs in our Pockets » de Hal Abelson et al., 14 octobre 2021
– Article du Monde (Pixels) sur les revers du projet, 20 juin 2024








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