Un Rêve Qui S’éloigne
J’ai longtemps cru à ce rêve. Celui d’une société où l’économie cesserait d’être une mécanique froide pour redevenir une maison habitée par des femmes et des hommes solidaires. J’ai rêvé d’une République qui placerait au cœur de son projet non pas le profit brut, mais l’utilité sociale, la dignité du travail et la coopération. Aujourd’hui, je me demande si ce rêve est en train de s’éloigner, happé par les vents contraires de la résignation politique et de l’obsession marchande.
On nous répète que l’économie sociale et solidaire représente déjà « 2,6 millions d’emplois et près de 14 % du secteur privé ». C’est vrai. Et pourtant, cette force demeure invisible aux yeux des décideurs et décideuses qui préfèrent les chiffres du CAC 40 aux récits des associations de quartier. L’ESS existe, mais on la confine au rôle de bonne conscience nationale. On l’applaudit quand elle répare les fractures sociales, mais on refuse de lui confier la mission de refonder nos institutions.
Les coopératives, les mutuelles, les associations, les fondations ont prouvé leur efficacité. Elles incarnent une autre manière de produire, de consommer, de gouverner. Mais dès que l’idée d’une « République de l’ESS » surgit, le discours officiel se crispe. Trop utopique, trop fragile, trop coûteux, dit-on. Pourtant, la vraie fragilité réside ailleurs : dans notre dépendance à un modèle capitaliste qui dévore la planète et écrase les plus vulnérables. L’ESS, elle, s’enracine dans nos territoires, dans nos vies quotidiennes. Elle est le contraire de l’idéologie abstraite : elle est pratique, concrète, palpable.
Et pourtant, la République refuse de s’y abandonner. Les gouvernements successifs laissent les associations mendier leurs subventions. Les coopératives se battent pour obtenir des financements bancaires dignes de ce nom. Les structures de l’ESS survivent, mais ne prospèrent pas. On les tolère, on les instrumentalise parfois, mais on ne les érige pas en modèle. Comme si l’utopie devait rester dans les marges, assignée à résidence dans les villages ou les banlieues.
Paul Ricœur rappelait que l’utopie est nécessaire, à condition de ne pas se confondre avec l’idéologie. L’ESS, dans cette tension, trouve sa vérité. Elle porte une promesse émancipatrice, mais elle court le risque de devenir une idéologie creuse si elle n’affronte pas ses propres contradictions : salaires plus bas, dépendance aux pouvoirs publics, difficulté à passer à l’échelle. Oui, le rêve existe. Mais il vacille, faute d’un récit assez puissant pour entraîner l’ensemble du pays.
La pandémie de Covid-19 avait ouvert une brèche. Les citoyen·ne·s avaient découvert la valeur du soin, du lien, du collectif. Mais l’occasion s’est refermée. L’État a replongé dans ses vieux réflexes productivistes. Aujourd’hui, face à la crise climatique et sociale, il nous faut choisir. Allons-nous continuer à soutenir un système qui s’effondre sous son propre poids, ou oserons-nous construire cette République sociale et solidaire qui nous tend les bras ?
Je ne veux pas que ce rêve s’éloigne. Je refuse qu’il devienne un mirage. L’ESS n’est pas une fable naïve : c’est une réalité, un socle, une promesse. Mais pour qu’elle devienne le cœur battant de notre République, il faudra du courage politique, une volonté collective, et une colère lucide. Ce jour-là, peut-être, notre rêve cessera de s’éloigner.








Laisser un commentaire