L’émancipation Sous Pression ?
Réflexions personnelles sur les tensions entre réussite, authenticité et quête de sens
J’ai souvent rencontré des femmes et des hommes qui, malgré leurs réussites professionnelles éclatantes, confiaient se sentir illégitimes. Dans leurs mots revenait ce que la psychologie appelle le syndrome de l’imposteur. Ce paradoxe résonne encore plus fortement lorsque j’observe le poids du féminisme néolibéral, ce courant qui, en voulant célébrer l’autonomie des femmes, les place en réalité face à une injonction permanente à l’auto-optimisation. On en vient à se demander : à quel prix s’émancipe-t-on vraiment ?
Le féminisme néolibéral, tel que l’a défini Catherine Rottenberg, transforme l’émancipation en une affaire presque exclusivement individuelle. Réussir, c’est devenir une professionnelle performante, capable de gérer à la fois sa carrière, son corps, ses émotions et sa vie familiale. Les entreprises, avec leurs campagnes d’« empowerment », encouragent cette figure idéalisée de la « superwoman », censée tout concilier avec brio. Mais ce discours occulte souvent la dimension collective de la lutte pour l’égalité et déplace la responsabilité des inégalités sur les épaules de celles et ceux qui en souffrent.
Or, ce modèle crée un terrain fertile pour le sentiment d’imposture. Comment ne pas douter de soi lorsque la réussite est définie par des standards irréalistes ? Les enquêtes françaises récentes montrent que de nombreuses dirigeantes, mais aussi des étudiantes en filières scientifiques, ressentent cette impression de ne pas être à la hauteur. Ce vécu est renforcé par l’isolement dans les instances de direction, où la présence féminine reste minoritaire, et par la visibilité accrue qui amplifie la peur de l’échec. Comme l’écrivait la psychologue Pauline Clance, qui a conceptualisé le phénomène en 1978 : « Même les personnes les plus compétentes peuvent être convaincues que leur réussite n’est qu’une illusion ».
Ce sentiment d’illégitimité ne surgit pas seulement de fragilités personnelles ; il s’inscrit dans un système. Lorsque les politiques publiques se contentent d’imposer des quotas ou de mesurer les écarts salariaux, sans transformer en profondeur la culture organisationnelle, elles laissent intactes les logiques d’épuisement et de culpabilité. De même, quand les discours médiatiques mettent en avant des modèles de réussite exceptionnels, ils créent un écart douloureux entre les attentes et la réalité vécue.
Face à ces tensions, je crois qu’il nous faut redonner une place centrale au collectif et à la bienveillance. Des dispositifs existent : mentorat, réseaux de soutien, transparence salariale, formation des managers à l’accompagnement. Ces pistes permettent d’alléger la pression individuelle et de revaloriser la solidarité. Mais au-delà de ces solutions, c’est une nouvelle définition de l’émancipation qu’il nous faut cultiver : non pas une course solitaire à la performance, mais un chemin partagé, respectueux de nos limites et attentif à nos aspirations profondes.
Si je partage ces réflexions aujourd’hui, c’est parce que je suis convaincue que nous avons besoin de récits plus nuancés. Oser dire ses doutes n’est pas un signe de faiblesse, mais une invitation à penser différemment la réussite. Et si l’émancipation n’était pas de « tout avoir », mais de choisir librement ce qui compte pour soi, sans craindre de décevoir ?
Références principales :
– Catherine Rottenberg, The Rise of Neoliberal Feminism, 2018
– Pauline Clance & Suzanne Imes, « The Impostor Phenomenon in High-Achieving Women », 1978
– Sandrine Holin, Chères collaboratrices, 2023
– Léa Lejeune, Féminisme washing, 2022








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