L’Utopie N’Est Pas Un Rêve, Mais Une Manière D’Agir
Quand Le Local Devient Le Laboratoire Du Politique
Il y a des mots qui traînent derrière eux un parfum de scandale. « Anarchisme » en fait partie. Dans l’imaginaire collectif, il évoque encore les bombes du XIXe siècle, les drapeaux noirs et le désordre. Pourtant, à l’heure des crises écologiques, sociales et démocratiques, ce mot retrouve une résonance inattendue. Loin d’un fantasme révolutionnaire ou d’une nostalgie romantique, il s’impose aujourd’hui comme une manière concrète de repenser notre rapport au pouvoir, au travail et à la nature.
(J’ai découvert cette évidence un jour d’assemblée citoyenne locale : sans chef ni hiérarchie, des voisin·e·s trouvaient ensemble des solutions à des problèmes concrets.)
Ce soir-là, j’ai compris que l’anarchie, loin du chaos, pouvait être une forme d’ordre plus juste – un ordre sans domination.
Dans une société saturée de verticalité, où la défiance envers les institutions ne cesse de croître, la promesse d’une intelligence collective fondée sur la confiance réapparaît. L’idée n’a rien d’utopique : elle se déploie déjà dans les coopératives de travail, les associations autogérées ou les communs numériques. Ces espaces expérimentent une autre grammaire du politique, où chacun·e participe selon ses moyens et ses besoins. Comme l’écrivait Gustav Landauer : « La liberté ne consiste pas à être sans maître, mais à n’en avoir besoin d’aucun ». Dans cette perspective, la liberté cesse d’être une abstraction pour devenir un mode d’organisation vivant.
Ce que j’appelle l’éthique de la réparation découle directement de cette vision. Face à la décomposition des liens sociaux, à la dévastation des écosystèmes et à la fatigue démocratique, l’anarchisme contemporain prône le soin plutôt que la conquête. Ce n’est pas la fuite d’un monde abîmé, mais la volonté obstinée de le recoudre. Dans certaines zones à défendre, des collectifs cultivent la terre en dehors des logiques marchandes, reconstruisent des habitats collectifs, réinventent des formes d’entraide et de lenteur. Ces gestes minuscules, souvent invisibles dans le tumulte médiatique, constituent les premiers pas d’une transformation sociale tangible.
(À l’inverse de la course productiviste, ils rappellent que le temps du soin est le temps de la durée.)
Ce refus des utopies totalisantes mérite qu’on s’y arrête. L’histoire du XXe siècle a montré le prix des idéaux trop grands pour l’humain. Les anarchistes d’aujourd’hui ne veulent plus changer le monde par décret, mais l’expérimenter autrement, ici et maintenant. C’est ce que montrent les coopératives qui reprennent des entreprises en faillite, les tiers-lieux qui mutualisent les savoirs, ou les plateformes ouvertes qui refusent la logique propriétaire. En marge, ces expériences prouvent qu’il est possible d’agir politiquement sans passer par le pouvoir central. Ce sont des fragments de société post-domination, modestes mais cohérents.
(Ce n’est pas un « grand soir » qu’ils attendent, mais des matins lucides où chacun·e fait sa part.)
Dans ce contexte, l’utopie retrouve son sens premier : non pas une fuite hors du réel, mais une méthode d’action. L’anthropologue David Graeber écrivait : « Ce que nous faisons aujourd’hui, c’est semer les gestes d’un autre monde ». Vivre comme si le monde espéré existait déjà, c’est refuser la résignation. C’est transformer son espace de travail, son quartier, sa consommation en terrains d’émancipation. L’utopie devient un exercice quotidien de cohérence. Elle s’apprend, se cultive, se partage.
Certes, les obstacles sont nombreux. L’État, même lorsqu’il se dit participatif, demeure jaloux de ses prérogatives. Le droit de propriété reste un verrou majeur pour les communs. Les initiatives locales se heurtent souvent à la fragilité financière, à l’isolement ou à la suspicion culturelle – celle qui confond désobéissance et désordre. Pourtant, il serait erroné de ne voir dans ces expériences qu’un folklore militant. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : les coopératives affichent un taux de pérennité supérieur à la moyenne nationale, les communs numériques structurent des millions d’usages quotidiens, et les projets d’économie solidaire se multiplient dans les territoires.
Je ne crois pas que l’anarchisme doive devenir une doctrine d’État. Mais il peut être une boussole morale et pratique pour notre temps. En refusant la domination, il nous rappelle que la politique commence dans la relation : comment décidons-nous, comment partageons-nous, comment réparons-nous ? Il nous invite à imaginer une révolution douce, sans bannière ni slogans, faite de liens et de patience.
Au fond, « ce n’est pas le pouvoir qu’il faut conquérir, mais les liens qu’il faut tisser ». Dans une époque saturée de discours autoritaires, cette idée sonne comme une respiration. Elle nous rend, enfin, un peu responsables de la société que nous voulons voir advenir.
Références principales
- David Graeber et David Wengrow, The Dawn Of Everything, 2021
- Pierre Kropotkine, L’Entraide, 1902 (édition française révisée 2020)
- Mediapart, « L’anarchisme, la pensée qui dérange encore », juin 2025
- Le Monde, « Notre-Dame-des-Landes, la ZAD après la ZAD », avril 2024








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