Une Ombre Qui Gagne Sur Les Murs Des Musées
Mon Inquiétude Pour La Liberté De Créer
Dès les premières secondes, quelque chose se fige : non pas le silence d’une salle d’exposition, mais la sensation sourde d’une barrière invisible. Les murs semblent toujours aussi blancs, les cadres accrochés avec soin, les cartels précis. Pourtant, l’air se charge : on n’ose plus tout montrer. On ne sait plus tout dire. La culture, qui devrait être un espace ouvert, respire aujourd’hui dans un sas étroit. C’est cette impression, cette inquiétude persistante, qui me pousse à écrire. Je suis très inquiète pour la liberté d’expression.
Depuis quelques années, les exemples se multiplient et me parviennent comme des signaux faibles devenus démonstration. Une exposition de photographie annulée après une pétition, des peintures retirées discrètement pour éviter la polémique, un film déprogrammé en festival pour préserver une tranquillité apparente. Rien de spectaculaire, souvent. De petites décisions prises au nom de la bienséance, de la prudence, parfois même de la moralité. Les motifs changent ; le mécanisme reste.
Je ne cherche pas ici l’effet de manche. Je cherche à comprendre ce qui se joue.
Dans les musées, les commissaires me confient cette crainte qui n’a rien d’hystérique : une phrase qui déplaît, un corps représenté différemment, une mémoire collective blessée. Le monde est traversé par des tensions légitimes, des colères, des réparations nécessaires. Elles ne peuvent être ignorées. Mais la réponse ne doit pas devenir amnésique.
Certaines œuvres ont été contextualisées, et je comprends l’intention. Poser un cartel, expliquer une époque : oui. Faire disparaître l’œuvre pour éviter le débat : non. L’équilibre est fragile. Une directrice de musée m’a dit : « désormais, nous anticipons le scandale ». Elle parlait d’un tableau du début du XXe siècle, retiré avant même que quiconque ne s’en émeuve. Cette autocensure silencieuse me semble plus inquiétante que la dénonciation publique.
Il existe de véritables blessures historiques. Les mouvements sociaux ont montré que l’art pouvait être l’instrument d’une domination, parfois violente. Je ne l’ignore pas. Pourtant, l’art a aussi été l’un des derniers espaces de liberté. Le risque aujourd’hui est de remplacer une oppression par une autre, invisible, feutrée, confortable.
Dans les galeries, la logique économique renforce l’inquiétude. Les collectionneurs et collectionneuses souhaitent assurance et consensus. L’œuvre subversive, la matière rugueuse, la parole ambivalente : tout cela coûte. Une galeriste m’a confié qu’elle sélectionnait désormais des artistes « low risk », pas par choix esthétique, mais pour survivre. L’originalité se mesure moins au regard de l’histoire de l’art qu’à sa capacité à ne froisser personne.
Je pense alors à cette phrase de Pablo Picasso : « La censure est l’ennemi naturel de l’art ». Elle sonne comme un rappel simple et terrible. Si l’art ne peut plus explorer l’ambiguïté, la provocation, l’inconfort, il se réduit à l’ornement. Il perd sa fonction critique et poétique.
Au-delà des institutions, les plateformes numériques jouent désormais un rôle massif. Elles décident de ce qui est visible ou non : une image de corps, un sein maternel, un geste, une performance. Les règles sont opaques, globalisées. Elles se substituent peu à peu au débat public. L’algorithme, arbitre involontaire, supprime, masque ou signale. Les artistes doivent composer avec cette grille morale sans visage, souvent sans recours.
Pourtant, partout où j’observe, j’aperçois une autre réalité : une résistance. Des collectifs défendent la pluralité, des artistes travaillent dans des lieux indépendants, des institutions inventent de nouveaux protocoles, des jurys se constituent pour garantir des décisions collégiales. La décentralisation culturelle, longtemps slogan, devient un refuge. Hors des capitales, dans des ateliers, des hangars, des chapelles réhabilitées, on respire. On essaye. On tente.
Je ne suis pas naïve : la liberté n’est jamais donnée. Elle se conquiert. Elle se négocie. Elle se redéfinit sans cesse. Mais je suis convaincue qu’elle doit rester un horizon, même lorsqu’elle dérange, même lorsqu’elle heurte. L’art n’a pas vocation à apaiser. Il révèle, il interroge, il blesse parfois, parce qu’il touche.
Aujourd’hui, j’ai le sentiment que l’essentiel se joue dans le droit de créer sans crainte. Nous devons pouvoir débattre, contester, critiquer. Nous ne devons pas empêcher. L’art n’est pas un traité de morale ; il est un lieu de complexité. Nos sociétés gagneraient à l’accepter.
Je n’ai pas de solution miracle, seulement un souhait clair : ouvrir des espaces de discussion, transparents, pluriels, loin des injonctions binaires. Réaffirmer la curiosité. Préserver la nuance. Surtout, refuser la peur qui s’installe. Les musées, les théâtres, les galeries ne devraient pas devenir des chambres capitonnées.
À la fin d’une exposition récente, une simple chaise vide faisait face à un mur blanc. Aucun cartel. Aucun titre. On s’asseyait, on regardait. Ce vide m’a semblé plein de promesses. C’était, symboliquement, une invitation : parler, penser, rêver. C’est cela que je souhaite préserver.
Sources pertinentes :
- Liberté De Créer, 2025
- Censure Et Institutions Culturelles, 2024
- Débattre L’Art, 2025
- Art Et Société, 2024







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