Une Victoire Culturelle Avant D’Être Institutionnelle
Comprendre Dix Ans De Pouvoir Nationaliste En Corse
J’écris cet article parce que l’article de Jérôme Fourquet « En Corse, l’hégémonie culturelle des nationalistes est totale mais politiquement, on est à un tournant » m’a donné à réfléchir. Il invite à interroger, au-delà de l’actualité politique, les mécanismes sociaux profonds qui structurent la société corse contemporaine. L’enjeu n’est pas de juger un courant politique, mais de comprendre comment une famille idéologique a pu conquérir une position dominante durable, tout en se heurtant aujourd’hui à des limites structurelles.
D’un point de vue sociologique, la situation corse illustre avec une netteté particulière ce que Pierre Bourdieu nomme l’hégémonie symbolique. « Avant même d’accéder au pouvoir institutionnel en 2015, le nationalisme corse avait déjà gagné la bataille des représentations sociales » : langue, mémoire collective, rapport au territoire, définition légitime de l’identité insulaire. Cette antériorité culturelle explique en grande partie la rapidité de la bascule électorale. Comme l’écrivait Antonio Gramsci, « la conquête du pouvoir politique suppose d’abord la conquête de l’hégémonie culturelle ».
Le cadre théorique mobilisable ici croise plusieurs traditions. La sociologie durkheimienne permet de lire le nationalisme comme une réponse collective à une situation d’anomie, produite par des transformations sociales rapides. En quelques décennies, la Corse est passée d’une société majoritairement rurale, structurée par des solidarités traditionnelles, à une société urbaine, tertiarisée et ouverte aux flux migratoires. Cette accélération du changement, bien documentée par les travaux de Jérôme Fourquet, a fragilisé les normes et les repères, générant un besoin de réaffirmation symbolique.
L’approche bourdieusienne éclaire quant à elle la recomposition du champ politique insulaire. La chute du système clanique peut être analysée comme une perte de légitimité d’un capital politique hérité, incapable de s’ajuster aux attentes nouvelles des électrices et électeurs. Les nationalistes ont su proposer une offre politique alternative, articulant capital culturel, capital symbolique et promesse de rupture. Toutefois, une fois le pouvoir conquis, ils se trouvent soumis aux mêmes contraintes structurelles que leurs prédécesseurs : dépendance aux transferts publics, économie résidentielle, faiblesse du tissu productif.
L’analyse des mécanismes sociaux montre également que l’hégémonie culturelle n’implique pas l’unanimité. Max Weber rappelait que toute domination repose sur une croyance partagée dans sa légitimité. Or cette croyance tend à s’éroder lorsque les promesses symboliques ne se traduisent pas en améliorations matérielles. « L’autonomie ne remplit pas le frigo », souligne Jérôme Fourquet, mettant en lumière le décalage entre aspirations identitaires et conditions de vie concrètes. « La montée parallèle du vote RN en Corse peut alors être interprétée comme une réorientation des frustrations sociales vers d’autres entrepreneurs politiques du ressentiment ».
Un autre facteur central réside dans la question démographique. L’arrivée de nouvelles populations, venues du continent ou de l’immigration extra-européenne, nourrit une angoisse de dilution identitaire particulièrement aiguë dans un espace perçu comme une petite nation. Les nationalistes corses, historiquement centrés sur la continuité du peuple corse, apparaissent souvent mal à l’aise face aux thématiques de l’immigration et de l’islam, laissant un espace discursif vacant. Ce silence relatif a des effets politiques mesurables, confirmant que les champs sociaux sont toujours traversés par des luttes pour la définition des problèmes légitimes.
Cette analyse doit néanmoins être nuancée. L’hégémonie culturelle nationaliste ne signifie pas homogénéité des pratiques sociales. Les indicateurs démographiques, familiaux ou religieux montrent une société déjà largement inscrite dans la postmodernité, avec des comportements proches de ceux observés sur le continent. « Le surinvestissement dans les signes identitaires est alors lu comme une stratégie symbolique de compensation face à une perte de contrôle perçue sur les transformations sociales ».
En conclusion, la Corse offre un laboratoire sociologique particulièrement riche pour analyser les liens entre identité, pouvoir et changement social. La victoire culturelle du nationalisme est indéniable, mais son avenir politique dépendra de sa capacité à articuler reconnaissance symbolique et réponses structurelles aux inégalités sociales. Comme souvent, la domination la plus solide est aussi celle qui s’expose le plus à la contestation.
Références principales
- L’Archipel Français – Jérôme Fourquet – 2019
- La Domination Masculine – Pierre Bourdieu – 1998
- Les Formes Élémentaires De La Vie Religieuse – Émile Durkheim – 1912
- Économie Et Société – Max Weber – 1922







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