Croissance Visible, Fragilité Silencieuse
Quand Les Chiffres Avancent Plus Vite Que Les Récits
J’écris cet article parce que (je perçois des grincements de dents quand je parle du sujet, comme si la bataille était perdue d’avance). En Corse, la démographie est devenue un sujet sensible, parfois évité, souvent résumé à des chiffres brandis comme des preuves irréfutables. Pourtant, derrière les courbes ascendantes, la réalité est plus discrète, plus complexe, et parfois inconfortable.
Au 1er janvier 2023, la Corse compte un peu plus de 355 000 habitant·e·s. C’est un fait. La croissance annuelle moyenne avoisine 1 %, ce qui en fait la région la plus dynamique de France sur le plan démographique. Ce chiffre revient souvent dans les conversations, dans les débats publics, sur les plateaux télévisés. Il rassure certain·e·s, inquiète d’autres. Mais il ne dit pas tout.
Dans les villages comme dans les quartiers périphériques d’Ajaccio ou de Bastia, cette croissance se voit. Des lotissements sortent de terre, des écoles rouvrent parfois une classe, les routes se chargent aux heures de pointe. Les nouveaux visages arrivent avec leurs habitudes, leurs accents, leurs attentes. Beaucoup ont autour de quarante ans, travaillent, s’installent pour de bon. Ce ne sont pas des chiffres abstraits, ce sont des voisin·e·s, des collègues, des parents d’élèves.
Mais cette augmentation repose sur un seul moteur : les migrations. Chaque année, environ 8 000 personnes arrivent sur l’île, quand 4 000 la quittent. Le solde est positif, constant. En revanche, le solde naturel est négatif depuis plus d’une décennie. « Il y a plus de décès que de naissances, environ 600 de plus chaque année ». La Corse affiche le taux de fécondité le plus bas de France, autour de 1,19 enfant par femme. Ce décalage n’est pas un accident statistique, il s’inscrit dans une tendance lourde, partagée avec d’autres régions méditerranéennes.
Sur le terrain, cela se traduit par une population vieillissante. Dans certaines communes de l’intérieur, les volets restent fermés une grande partie de l’année. Les commerces ferment plus tôt, faute de clientèle suffisante hors saison. Les services de santé sont sous tension, non seulement à cause du nombre d’habitant·e·s, mais aussi de leur âge. Les professionnel·le·s le disent sans détour : la demande augmente plus vite que les capacités.
La géographie joue aussi son rôle. Bastia, contrainte par son relief et son urbanisme, progresse lentement. Autour d’elle, des communes comme Lucciana ou Borgo absorbent la croissance. Même logique du côté d’Ajaccio, où les zones périurbaines attirent celleux qui travaillent en ville mais cherchent un logement accessible. Ce desserrement transforme les modes de vie, allonge les trajets, modifie les équilibres locaux.
Dans ce contexte, une phrase revient souvent chez les démographes : « La démographie n’est pas seulement une affaire de chiffres, c’est une histoire de structures et de temps long », Hervé Le Bras. Elle résonne particulièrement en Corse. La croissance actuelle ne compense pas mécaniquement le vieillissement, ni la faible natalité. Elle masque parfois des fragilités profondes, sociales et territoriales.
Parler de ce paradoxe provoque des réactions vives. Certain·e·s y voient une menace identitaire, d’autres une chance économique. Entre les deux, il y a surtout une réalité concrète, faite de logements sous pression, d’emplois concentrés, de services publics sollicités. Rien de spectaculaire, mais beaucoup de petits ajustements quotidiens.
La question n’est donc pas de savoir si la Corse attire. Elle attire, c’est établi. La question est plutôt de comprendre comment cette attractivité peut s’inscrire dans la durée, sans nier les déséquilibres qu’elle révèle. Regarder les chiffres en face, sans les brandir comme des trophées ni comme des armes, est peut-être un premier pas. Non pour gagner une bataille, mais pour rouvrir une discussion apaisée.
Références principales
- Bilan démographique de la Corse – Insee, 18 décembre 2024
- Évolution de la population en France par région – Insee, 2024
- Fécondité et vieillissement en France – Insee, 2024
- Dynamiques migratoires régionales – Insee Analyses, 2023







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