Grandir Sans Renoncer À Jouer
Ce Que Le Retour Du Jouet Dit De Notre Époque
Un matin de décembre, dans une vitrine soigneusement éclairée, un jeu de construction complexe, un puzzle exigeant ou une figurine finement détaillée attire ton regard. Ce n’est pas un hasard. Ce n’est pas non plus une simple nostalgie. À quelques jours de Noël, de plus en plus d’adultes ajoutent des jouets à leur liste. Et derrière ce geste apparemment anodin se cache une question plus intime, presque silencieuse : acheter des jouets pour soi, est-ce refuser de grandir, ou tenter de se retrouver ?
Le phénomène n’est plus marginal. En France, la part des jouets destinés aux adultes progresse chaque année. Les enseignes spécialisées créent des espaces dédiés, les marques parlent désormais sans détour aux « kidults », et le marketing assume cette porosité nouvelle entre enfance et âge adulte. Ce retour du jouet dans la vie adulte n’est pas une mode passagère. Il est le symptôme d’un déplacement profond de nos repères psychologiques et sociaux.
Contrairement à une idée largement répandue, les jouets n’ont pas toujours été l’apanage de l’enfance. Dans l’Antiquité, des poupées articulées accompagnaient autant les vivants que les morts. À la Renaissance, les automates et objets mécaniques fascinaient les cours européennes. Le lion mécanique conçu par Léonard de Vinci n’avait rien d’un jouet infantile : il était une démonstration de savoir, de pouvoir et d’émerveillement partagé entre adultes. Le jouet était alors un objet de prestige, de curiosité et de lien social.
C’est à partir du XVIIIe siècle que s’opère une rupture décisive. Les Lumières construisent progressivement l’enfance comme une catégorie distincte, protégée, séparée. Le jouet devient son emblème. L’adulte, de son côté, est sommé d’incarner la raison, la maîtrise et la productivité. Le jeu libre, inutile et gratuit devient suspect. Là où l’enfant est autorisé à imaginer, l’adulte doit produire. Cette séparation structure encore nos représentations contemporaines, même si elle se fissure aujourd’hui.
Car l’adulte moderne traverse une crise silencieuse. L’entrée dans l’âge adulte est plus tardive, plus incertaine, plus fragmentée. Autonomie financière différée, précarité du travail, instabilité affective, inquiétude climatique : les repères traditionnels vacillent. Le psychologue Jeffrey Arnett parle d’« âge adulte émergent », situé entre l’adolescence et l’âge adulte classique. Ce flou n’est pas une faiblesse individuelle, mais une adaptation psychique à un monde devenu imprévisible.
Dans ce contexte, le jouet réapparaît comme un objet refuge. Il ne promet ni performance ni rentabilité. Il invite au geste gratuit, à la concentration sans enjeu, à la répétition apaisante. Jouer, ici, n’est pas fuir la réalité, mais suspendre un instant ses exigences. La psychologie contemporaine montre combien le jeu active des mécanismes essentiels de régulation émotionnelle : sentiment de contrôle, apaisement cognitif, réenchantement du quotidien.
Mais ce retour du jouet adulte ne peut être analysé sans interroger le rôle du marketing. Pour fonctionner, la consommation a besoin de désir, d’imaginaire, de projection. Or ces ressorts psychiques sont traditionnellement associés à l’enfance. Le marketing convoque notre enfant intérieur parce qu’il obéit davantage au principe de plaisir qu’au principe de réalité. Le jeu, la pensée magique et l’illusion temporaire deviennent des leviers puissants d’adhésion à un système marchand qui promet du sens là où il en manque.
Cette ambiguïté est centrale. Le jouet peut être à la fois un espace de respiration psychique et un produit captif d’une économie de l’attention. Tout dépend de l’usage, du cadre et de l’intention. Lorsque jouer devient une injonction à consommer davantage, le refuge se transforme en piège. Mais lorsque le jeu réintroduit de la gratuité, de la lenteur et de l’inutile, il devient un acte presque subversif dans une société obsédée par la mesure.
Le sociologue Zygmunt Bauman résumait cette tension en une formule devenue classique : « La modernité liquide dissout les formes sociales plus vite qu’elles ne peuvent se solidifier ». Dans ce flux constant, l’enfance apparaît comme un ancrage symbolique. Non pas l’enfance réelle, faite aussi de contraintes et de dépendance, mais une enfance reconstruite, idéalisée, associée à la liberté de jouer sans but.
Alors, demander un jouet au Père Noël, est-ce refuser de devenir adulte ? Ou est-ce tenter de redéfinir ce que grandir veut dire aujourd’hui ? Peut-être que la question n’est pas de savoir si nous devons abandonner l’enfance, mais comment intégrer le jeu dans une vie adulte sans le réduire à un produit ni à une fuite.
Le jouet adulte, dans sa forme la plus juste, ne nie pas la responsabilité. Il rappelle simplement que la maturité n’est pas incompatible avec le plaisir, ni la lucidité avec l’imaginaire. Grandir ne devrait pas signifier se dessécher. Et si garder une part ludique était moins un refus de l’âge adulte qu’une manière de l’habiter autrement ?







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