Entre Fictions Criminelles Et Réalités Sociales
Regards Sociologiques Sur Mafiosa Et Plaine Orientale
La Corse occupe, dans l’imaginaire collectif français, une place singulière où s’entremêlent identité, violence et secret. Depuis près de vingt ans, les séries et films consacrés au banditisme insulaire participent activement à la construction de représentations sociales durables. De Mafiosa à Plaine orientale, la fiction télévisuelle ne se contente pas de raconter des trajectoires criminelles : elle met en scène un ordre social supposé, où la violence serait structurante, quasi endémique. La problématique centrale réside alors dans cette tension : ces récits reflètent-ils une réalité sociale objectivable ou produisent-ils un mythe contemporain, réinvesti par le public et parfois par les acteurs et actrices locaux et locales elleux-mêmes ?
Pour analyser ce phénomène, il est nécessaire de mobiliser un cadre théorique issu des sciences sociales. Émile Durkheim rappelait que le crime est un fait social normal, révélateur des normes et de leurs transgressions. Max Weber, quant à lui, insistait sur la dimension symbolique du pouvoir et de la domination, essentielle pour comprendre la fascination exercée par certaines figures criminelles. Enfin, Pierre Bourdieu permet d’éclairer la question à travers les notions de champ social, de capital symbolique et d’habitus, particulièrement pertinentes pour analyser la circulation des images du bandit dans l’espace médiatique. Ces œuvres audiovisuelles s’inscrivent dans un champ de production culturelle où se confrontent logiques économiques, attentes du public et héritages historiques.
L’analyse des séries comme Mafiosa révèle un mécanisme central : la transposition de conflits sociaux réels en tragédies fictionnelles fortement scénarisées. La figure de Sandra Paoli, femme de pouvoir dans un univers masculin, fonctionne comme un renversement symbolique, mais aussi comme une dramatisation extrême de la domination. La série emprunte davantage à la tragédie grecque qu’à l’enquête sociologique, ce qui explique son efficacité narrative autant que ses limites analytiques. À l’inverse, Plaine orientale s’inscrit dans une approche plus contemporaine, mettant en scène des réseaux éclatés, des trajectoires précaires et des logiques de survie, caractéristiques d’un banditisme recomposé, en phase avec la désorganisation sociale observée dans certains territoires périphériques.
Ces fictions participent à un processus de naturalisation de la violence, en l’inscrivant dans une continuité historique et culturelle. Or, comme le montrent de nombreuses enquêtes sociologiques et journalistiques, le crime organisé en Corse ne relève ni d’une structure unifiée ni d’une mafia au sens italien du terme, mais d’ensembles mouvants, souvent concurrentiels. La confusion entretenue entre nationalisme, clanisme et criminalité relève davantage d’une construction symbolique que d’un constat empirique. À ce titre, la remarque de Jacques Follorou résume bien cette ambiguïté : « C’est la mafia, sans être la mafia, tout en étant la mafia », Jacques Follorou.
Toutefois, une analyse rigoureuse doit aussi reconnaître les apports de ces œuvres. Elles rendent visibles des tensions sociales réelles, liées aux inégalités économiques, à la marginalisation de certains groupes et à la crise des institutions locales. Elles montrent comment des individus socialisés dans des environnements marqués par la précarité et la défiance peuvent intégrer la violence comme ressource. La fiction devient alors un révélateur des fragilités structurelles, même si elle les amplifie et les stylise.
Il convient néanmoins de discuter les limites de ces représentations. La focalisation sur le spectaculaire tend à invisibiliser la majorité des trajectoires ordinaires, faites de travail, de solidarités et de résistances discrètes. Elle contribue aussi à une assignation identitaire problématique, où la Corse est réduite à un théâtre de règlements de comptes. Une sociologie critique invite ainsi à décentrer le regard, à interroger les conditions de production de ces récits et leurs effets sociaux, sans tomber dans une dénonciation morale.
En conclusion, l’imaginaire de la mafia corse à l’écran constitue un objet d’étude précieux pour comprendre la fabrique contemporaine des représentations sociales. Ces fictions disent moins la Corse réelle que les angoisses, les fantasmes et les attentes d’une société en quête de récits forts. L’enjeu, pour les sciences sociales comme pour la création artistique, est d’ouvrir des voies narratives capables de restituer la complexité du social, sans céder à la simplification. Penser la violence, ce n’est pas l’exalter, mais la replacer dans les structures qui la produisent.







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